Sur la scène d’un double décor extraordinaire, Los Años de Mariano Pensotti, dramaturge argentin, permet au public de réfléchir ensemble le présent, et d’examiner des problèmes qui persistent toujours au niveau familial jusqu’à social.
Los Años raconte l’histoire de Manuel, un jeune architecte de Buenos Aires. En 2020, vivant avec Claudia qui est enceinte de leur premier bébé, Manuel travaille avec Matthias, son collègue, sur un documentaire concernant les bâtiments de style européen dans la capitale afin de le soumettre au concours de la Fondation du Corbusier. Par hasard, Manuel rencontre dans un de ces immeubles Raul, un enfant qui vit seul dans un bidonville avec une histoire particulière. L’enfant de 9 ans s’est inventé une famille pour pouvoir légalement aller à l’école et avoir un repas quotidien. Obsédé de l’histoire de ce garçon, l’architecte commence à suivre et documenter la vie de Raul, s’éloignant ses amis, sa femme et sa fille qui naîtra. De façon inattendue, son documentaire rend Manuel célèbre. Il déménage à l’étranger avec Théodora, sa nouvelle copine.
Trois décennies plus tard, en 2050, le Manuel d’âge mûr revient avec Théodora à leur ville natale après avoir vécu des années en Allemagne où il était devenu professeur de cinéma dans une université moins connue. Son éclat artistique a perdu depuis longtemps. Cependant, quand un festival de cinéma l’invite à célébrer le 30e anniversaire de son premier documentaire, Manuel s’inspire à nouveau de réaliser un nouveau film sur l'adulte Raul. En même temps, Manuel va “reconstruire” sa relation avec sa propre fille, Laura, et se rendra compte qu’il n’était jamais là pour elle, même avant sa naissance. Pendant cette période, le protagoniste témoignera également d’en quoi Buenos Aires se transforme (et ne se change pas) au fil des années.
Frontière ambiguë entre théâtre et cinéma
Il faut parler d’abord de l’aspect scénique de Los Años : c’est-à-dire son décor spectaculaire divisé en deux côtés de quatre salles-écrans. En fait, ce n’est pas la première fois que Pensotti emploie une telle technique dans ses œuvres théâtrales. Intéressé d’adapter des techniques cinématographiques au théâtre (mais pas vice versa), le dramaturge l’a déjà fait dans, par exemple, Cineastas (2013).
Quant à Los Años, l’artiste argentin en profite davantage. Sur la partie haute, le documentaire de Manuel et d’autres vidéos sont projetés ; en partie basse du décor, les acteurs interprètent leurs rôles. La division du décor fait penser le spectateur à la technique de “split screen (montage parallèle)” qui est utilisée par plusieurs dramaturges de nos jours. Marquant une autre évolution théâtrale extrême-contemporaine, elle produit par conséquent dans cette pièce l’effet de “simultanéité” au public. Celui-ci peut voir en même temps deux moments différents, soit heureux, soit difficiles, de la vie du protagoniste. Grâce à la mise-en-scène, Los Años imite notre vie dans laquelle tout se confond toujours : les conflits chroniques du présent, les préoccupations du futur lointain, les rêves qui ne se sont pas réalisés, etcetera.
« Comment ce présent sera remémoré depuis le futur »
Un des éléments remarquables de cette pièce, c’est sa façon narrative qu’a choisi Mariano Pensotti. Typiquement, des œuvres théâtrales ou cinématographiques montrent la jeunesse d’un protagoniste “dans le passé” et sa vieillesse “dans le présent”. Le dramaturge argentin l’aurait fait avec Los Años, mais la pandémie du coronavirus l’a fait changer d’idées. D'où une telle narration divisant en deux périodes : celle du présent (2020) et celle du futur (2050). De toute façon, Mariano Pensotti ne tente pas de “prévoir” ce que seront ces trente años prochaines, mais de “refléter notre propre présent” à travers le futur fictif.
En fait, le jeune Manuel reflète déjà la réalité (cruelle) de notre monde actuel. En tant que jeune architecte, Manuel appartient au développement urbain poteño qui, depuis le retour à la démocratie du pays en 1983, marginalise toujours la population fragilisée. Par conséquent, la croissance des quartiers pauvres et la densification des bidonvilles à Buenos Aires deviennent le fruit du néolibéralisme. Et ce “fruit” est incarné dans Los Años à travers le personnage de Raul, (une autre) victime de toute l’inégalité. Abandonné et toujours caché de la police, le garçon se méfie du système de protection de l’enfance, lequel fait partie aussi des problèmes systématiques du pays. La situation de Raul est plus aggravée à cause du Covid : il ne peut plus aller à l’école suite au confinement. Ce qui est triste, c’est que sa vie est déçue par des “promesses” du monde néolibéral de Buenos Aires. En rencontrant Manuel pendant la pandémie, sa vie semble “améliorée” graduellement. Il peut aller à l’école grâce à Manuel qui, en échange du tournage de son documentaire, fait semblant d'être son père devant les services sociaux. Accompagné par Manuel, l’enfant reçoit également une opportunité d'auditionner pour un rôle dans un film local. Tout cela lui est prometteur. Cependant, il échoue à ce casting. Après la sortie du documentaire, il perd le contact avec Manuel qui déménage à l’étranger. Autrement dit, Raul est marginalisé, exploité et épuisé par la société.
Quant au futur fictif de Los Años, il souligne toujours la vérité du présent à travers le vieux Manuel. Celui-ci est piégé, comme d’autres de la classe moyenne, du monde capitaliste et de son propre succès. D’abord, son retour à Buenos Aires peut être interprété que nous ne pouvons échapper au système économique actuel : celui du capitalisme néolibéral. De 2020 à 2050, les personnages se plaignent toujours du capitalisme, de la pauvreté et d’autres problèmes économiques. Ayant déjà réussi professionnellement, Manuel d’âge mûr souffre maintenant du “burn-out (la fatigue)” dans le monde créatif. C’est parce que pendant ces années, au lieu de devenir grand réalisateur, il n'a pu qu’être professeur de cinéma, d'où sa tristesse et sa perte d'inspiration. Nostalgique de son succès du passé, le vieux Manuel voudrait faire une “sequel (suite)” de son documentaire sur l’adulte Raul. Cela représente, dans un sens, le cliché du cinéma actuel que beaucoup de producteurs (surtout ceux des grands studios) ne cherchent qu’à profiter du succès d’un film original en forçant à faire des suites ou un “cinematic universe (univers cinématographique)”. Pour aller plus loin, il se peut même dire que le capitalisme néolibéral est associé à tout et à tous au point qu’il est semblablement “indépassable” aujourd’hui.
Bien qu’au fond les histoires de Los Años semblent poignantes, Mariano Pensotti ne cherche ni à les dramatiser ni à provoquer la catharsis au spectateur. Il crée le comique pour que le public se détente et s’absorbe mieux dans cette réflexion collective sur le présent. Par exemple, les personnages en 2050 se moquent de Facebook, où l'on peut trouver des « geeks nostalgiques des réseaux sociaux. » Mais la communauté de Mark Zuckerberg est déjà en déclin face à la popularité de TikTok. Comme on rit, l’humour peut l’aider à mieux gérer des messages complexes, contradictoires, ainsi que des sujets délicats.
« Los padres son míticos », y también el capitalismo
Outre la réflexion sur le présent et le futur, la figure paternelle est un autre élément remarquable dans cette pièce. Les deux pères de Los Años ont deux points communs : leurs professions qui concernent l’art et leur absence dans la vie des enfants. Le premier père, celui de Manuel, a été un “acteur d’un seul en scène” : cela peut probablement expliquer pourquoi Manuel a en soi un esprit artistique. Même si ce père, décédé une semaine, n’apparaît jamais “sur scène”, il influence d’une certaine manière Manuel.
Quant à Manuel, son image paternelle s’attache plutôt à la société néolibérale. Tandis que sa vie est liée toujours avec l’art, en travaillant comme architecte, puis réalisateur, il n’est jamais vraiment là pour ses deux enfants : l’un est Laura ; l’autre Raul. Il rate des échographies avec Claudia sa femme, mais suit souvent Raul. Après la sortie du documentaire, Manuel disparaît à la fois dans la vie de Raul, qui aide à le rendre célèbre au monde artistique, et celle de Laura. A ce point, Manuel devient un père décevant, n’étant différent pas du capitalisme qui échoue à “élever” la vie de toute la population.
Toutefois, revenant à Buenos Aires, le vieux Manuel essaie de s’entendre à nouveau avec Laura, et de retrouver Raul son sujet. Ce moment de “clairification” ne lui est pas facile : il se rend compte de son absence vers sa propre fille ; il apprend le suicide de Raul dans la République des Enfants ; il découvert, à terme, un documentaire sur lui que Raul fimait il y a trente ans. Regardant dans ce documentaire sa jeune version parler de son père mythique, Manuel ouvre la boîte de Pandore où se trouvent “las ruinas del pasado (les ruines du passé)”, provoquant la mémoire de sa jeunesse et de sa paternité.
Lettre d’amour à Buenos Aires
Discrètement, Los Años sert discrètement à une “lettre d’amour” de Mariano Pensotti vers Buenos Aires. Comique et pessimiste, cette lettre fait réfléchir au public, n’importe où il soit, à son présent, sa vie et sa société. Aux premières scènes de la pièce, Manuel et Matthias son collègue sont en train de vérifier les images des bâtiments d’air européen (d’art moderne, d’art déco, de Corbusier, …) qui remontent à la fin du XIXe siècle et au XXe siècle pendant la transformation urbaine porteña. Le parc de la República de los Niños (République des Enfants) est aussi mentionné dans la pièce en tant que refuge de Raúl. Le parc à thème témoigne des jours dictatoriaux et démocratiques du pays depuis l’année 1951, et continue de servir de formation civique pour les enfants argentins.
Le dramaturge dépeint, avec humour, sarcasme et pessimisme, le futur de sa ville natale dans les trois décennies qui viennent. Les hollandais “pourraient” migrer à Buenos Aires à cause de l'inondation d’Amsterdam. L’Argentine pourrait appartenir de nouveau à l’Espagne. La démocratie “pourrait” se mettre en danger tandis que le Parti de Nouvelle Colonie “pourrait” arriver au pouvoir. Quoi que ce soit réaliste ou extrême, le message de cette lettre est clair. Même les années passent ; même les habitants y vivent, retournent et meurent ; même les situations socio-politiques s’évoluent (ou se dégradent), Buenos Aires demeure(ra) toujours.
Conclusion
Los Años est spectaculaire de son double décor identique qui marque un des caractéristiques du théâtre extrême-contemporain. Grâce à l’humour et au ton vivant au long de sa durée, la pièce sert à un miroir collectif qui reflète la réalité difficile de notre société actuelle. Malgré le capitalisme néoliberal et la politique d’extrême-droite, il ne faut pas céder à trouver des alternatives pour écarter toute l’inégalité et la marginalisation dès aujourd’hui.
Strasbourg, le 9 décembre 2022, pour le cours de littérature de l'extrême-contemporaine à l'Unistra
Texte par Peerachai Pasutan, Hüma Cemre Mataf et Avode Amivi Dogbada
Crédit photo : Isable Machado Rios (photos officielles) ; Peerachai Pasutan (photo de clôture)
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